Joseph de Maistre

par Saturninus

Cet article a été publié pour la première fois dans le numéro d'avril 1898 de la revue L'Initiation

Joseph de Maistre et les Martinistes

Contemporain de Louis-Claude de Saint-Martin, qui était plus âgé de onze années seulement, Joseph de Maistre, dans sa jeunesse, fut en rapports intimes avec des francs-maçons qui paraissent avoir apporté à Chambéry l’esprit des mystiques lyonnais. Il est impossible qu’un écrivain, même exceptionnel, ne soit pas de son époque.

Mais, dans ses œuvres les plus célèbres, Joseph de Maistre a été le plus ferme, le plus intolérant des catholiques à l’égard des erreurs : s’il savait, en sa qualité d’homme du monde, de voyageur et d’exilé, montrer de la courtoisie et de la tolérance pratique à l’égard des protestants et des Grecs orthodoxes qu’il rencontrait dans les salons, il faudrait avoir une singulière étroitesse d’esprit pour y voir une contradiction. Pourtant il s’est trouvé des critiques libéraux, comme des catholiques d’esprit obtus, pour s’étonner de ce que ce penseur, particulièrement dans ses Mémoires diplomatiques, publiés en 1858, ait su rendre justice à la France, même révolutionnaire, et aux mystiques, même non orthodoxes.

Sans entrer aujourd’hui dans l‘examen de ses vues politiques, nous voulons seulement rappeler ce qu’il pensait des mystiques de son époque.

A l’égard des adversaires de son catholicisme ultramontain, l’illustre écrivain n’a jamais montré une calme impartialité : Pascal et Bossuet ont été attaqués par lui avec autant d’acharnement que Bacon et Voltaire. Mais, à l’égard des mystiques, qu’on appelait alors illuminés, il a des jugements fort impartiaux. Son interlocuteur, dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, lui objecte qu’il parle parfois le langage des illuminés. Joseph de Maistre répond qu’il ne faut pas confondre les illuminés allemands (disciples de Weisshaupt, et niveleurs acharnés, avec « le disciple vertueux de Saint-Martin, qui ne professe pas seulement le christianisme, mais qui ne travaille qu’à s’élever aux plus sublimes hauteurs de cette loi divine... [1]. » Il expose la nécessité de l’exégèse, rappelle que des théologiens, même catholiques, admettent que l’Apocalypse annonce pour notre époque une rénovation prodigieuse, et il stigmatise enfin les savants matérialistes, qui ont fait de la science un monopole, et ne veulent pas « qu’on sache plus ou autrement qu‘eux ». Après avoir montré l’affaiblissement de l’Église catholique, il conclut ainsi : « Contemplez ce lugubre tableau ; joignez-y l’attente des hommes choisis, et vous verrez si les illuminés ont tort d’envisager comme plus ou moins prochaine une troisième explosion de la toute-puissante bonté en faveur du genre humain. Je ne finirais pas si je voulais rassembler toutes les preuves qui se réunissent pour justifier cette grande attente. » Pour lui, Dieu ne s’est pas interdit toute manifestation nouvelle, et il pourra nous apprendre quelque chose au-delà de ce que nous savons. En d’autres termes, la Providence, pour opérer la fusion des sectes chrétiennes, va donner à l’Église catholique des lumières nouvelles et plus éclatantes.

Plus loin, l’auteur des Soirées fait un résumé rapide de la doctrine des illuminés français. Il ne dit pas que tout illuminé soit franc-maçon mais que ceux qu’il a connu l’étaient [2]. Ces « hommes de désir » prétendent pouvoir s’élever de grade en grade jusqu’aux connaissances sublimes des premiers chrétiens. « Cette doctrine, dit-il, est un mélange de platonisme, d’origénianisme et de philosophie hermétique, sur une base chrétienne. »

Le but des initiés est de se mettre en communication avec les esprits et de découvrir ainsi « les plus rares mystères ».

Joseph de Maistre nous apprend qu’il a pu se convaincre, trente ans auparavant, dans une grande ville de France, qu’il y avait des grades supérieurs inconnus aux initiés admis dans les assemblées ordinaires et qu’un culte était rendu par des prêtres appelés cohens.

Il reproche aux illuminés quelques idées contestables, dangereuses, leur aversion pour toute hiérarchie et toute autorité sacerdotale. De plus, il rappelle que Saint-Martin est mort sans avoir voulu recevoir un prêtre, et que ce théosophe, dans sa traduction des Trois Principes de Jacob Böhme, accuse le sacerdoce catholique « de n’avoir pas manifesté toutes les lumières dont le cœur et l’esprit de l’homme auraient un si pressant besoin ». L’auteur des Soirées remarque ironiquement que, d’après Saint-Martin, Dieu n’aurait pas su établir un sacerdoce tel qu’il aurait dû être pour remplir ses vues divines.

Toutefois, malgré ces critiques, il déclare avoir beaucoup vu ces théosophes et s’être si fort pénétré de leurs livres, de leurs discours, qu’il reconnaît tout ce qui se rattache à ces doctrines dans un ouvrage quelconque. Il assure même que leur œuvre est utile dans les pays protestants, et les prépare à la réunion des Églises, en faisant disparaître de déplorables antipathies.

Or De Maistre a toujours été préoccupé du retour des chrétiens à l’unité : « Dans ce moment solennel, écrit-il, où tout annonce que l’Europe touche à une révolution mémorable, dont celle que nous avons vue ne fut que le terrible et indispensable préliminaire, c’est aux protestants que doivent s‘adresser avant tout nos fraternelles remontrances et nos ferventes supplications [3] ». Pour ce grand esprit, il devait y avoir eu plusieurs révélations successives, éclatant à chaque grande transformation de l’état social : la première, au moment où le langage articulé fut révélé à l’homme ; la deuxième, à l’époque des patriarches ; la troisième, à celle de Moïse ; la quatrième, à celle du Sauveur ; la cinquième enfin, au temps où se fera l'union des sectes chrétiennes. Si Lamartine, vers 1840, pouvait dire qu’à la Chambre il parlait par la fenêtre, c’est-à-dire pour la Nation, l’auteur du Pape aurait pu avertir qu’il écrivait pour les lecteurs du XXe siècle.

Ce libre esprit, dont la soumission était volontaire, méditait sur Platon et Aristote, Vico et Charles Bonnet, et lisait les études comparées de Wilson sur les cultes de l’Inde et de la Grèce. Il était, dit un critique, « en commerce... avec les interprètes les plus libres des dogmes et des institutions humaines ».

Jamais il n’a varié dans l’expression de son jugement sur les illuminés. Après le traité de 1815 et la formation de la mystique Sainte-Alliance, due à l’influence de Mme de Krüdener sur Alexandre Ier, et à celle de quelques pasteurs théosophes sur son inspiratrice, les diplomates catholiques se préoccupèrent de la diffusion d’un vague socialisme par des protestants d’Allemagne, et plus encore de la propagande faite dans toute l'Europe par les sociétés bibliques [4]. Joseph de Maistre, dans une lettre du 2 février 18I6, au comte de Vallaise, parle encore des martinistes comme des « chrétiens exaltés » recherchant les mystères ineffables qui constituent le « christianisme transcendantal » des Allemands. « Ils croient, dit-il, que le christianisme était dans son origine une véritable initiation, mais que les prêtres laissèrent bientôt échapper ses divins secrets de manière qu’il n‘y a plus dans ce moment de véritable sacerdoce. La haine ou le mépris de toute hiérarchie est un caractère général de tous ces illuminés... Ils croient à la préexistence des âmes et à la fin des peines de l’enfer, deux dogmes fameux d’0rigène... C’est cet illuminisme qui a dicté la convention de Paris, et surtout les phrases extraordinaires de l’article premier qui ont retenti dans toute l’Europe. Quelqu’un observait l’autre jour en riant qu’on avait fait tort au Saint-Esprit, en ne l’y nommant pas, et que c’était un passe-droit. Mais il ne s’agit pas de rire : les illuminés de ce genre pullulent à Saint-Pétersbourg et à Moscou : j’en connais un nombre infini, et il ne faut pas croire que tout ce qu’ils disent et écrivent soit mauvais. Ils ont au contraire des idées très saines, et, ce qui étonnera peut-être Votre Excellence, ils se rapprochent infiniment de nous de deux manières. D’abord, leur propre clergé n’a plus d’influence sur leur esprit, ils le méprisent profondément, et, par conséquent, ils ne l’écoutent plus : s’ils ne croient pas le nôtre légitime, au moins ils ne le méprisent point et même ils ont été jusqu’à convenir que nos prêtres avaient mieux retenu l’esprit primitif. En second lieu, les mystiques catholiques ayant beaucoup d’analogies avec les idées que les illuminés se forment du culte intérieur, ceux-ci se sont jetés tête baissée dans cette classe d‘auteurs : ils ne lisent que sainte Thérèse, saint François de Sales, Fénelon, Mme Guyon, etc., etc. [5] . Or il est impossible qu’ils se pénètrent de pareils écrits sans se rapprocher notablement de nous.

« Si, d’un côté, ils nous touchent par les mystiques, de l’autre ils se rapprochent des chrétiens relâchés ou, pour mieux dire, des déistes allemands qui ont inventé ou ramené la distinction de la religiosité et de la religion : par la première, ils entendent certains dogmes fondamentaux qui font l’essence de la religion, et par la seconde, les dogmes particuliers de chaque communion qui n’ont rien d’essentiel... Si l’esprit qui a produit cette pièce extraordinaire avait parlé clair, nous lirions en tête : Convention par laquelle tels et tels princes déclarent que tous les chrétiens ne sont qu'une famille professant la même religion, et que les différentes dénominations qui les distinguent ne signifient rien... »

La conclusion de ces longs extraits, la voici. Pendant quarante années au moins, Joseph de Maistre a été en rapports intimes avec les martinistes et d'autres mystiques : il a pénétré leur esprit, leurs théories et leurs projets. Son jugement est donc d’un très grand poids. Sans doute, il leur reproche de haïr l‘autorité, de s’attacher à des opinions origénistes, mais il aurait protesté si ces mystiques chrétiens, qu’il connaissait à fond, avaient été qualifiés de satanistes ou de lucifériens. Il est déplorable qu’en France se soient trouvés des laïques et des prêtres même, assez ignorants du caractère du martinisme, pour le confondre avec la plus monstrueusement absurde de toutes les sectes modernes. Si de tels catholiques reprochent à des mystiques d’avoir un orgueil secret qui leur fait haïr l'autorité, ceux-ci pourront répondre que l'esprit d’humilité n’existe pas plus que celui de charité chez les hommes qui lancent une aussi grave accusation sans même étudier les doctrines de leurs adversaires. Les martinistes purs ne peuvent pas être regardés comme aussi orthodoxes, mais, s’ils sont enflammés d’amour pour Dieu et pour les hommes, s’ils appellent de leurs vœux l'unité religieuse, ne sont-ils pas plus chrétiens que leurs critiques d’hier et d’aujourd‘hui ?

[1] XIe entretien.
[2] Le beau travail de Papus sur Martinez de Pasqually montre que les martinistes français se séparèrent des francs-maçons.
[3] Du Pape.
[4] Revue d‘Alsace, 1884 ; Muchlenbeck : « Études sur les origines de la Sainte-Alliance. » Metternich : Mémoires et correspondance, I880, in-8°.
[5] Notons en passant que, d‘après des témoignages sérieux, Alexandre Ier mourut catholique.

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