La place du martinisme dans l’histoire et dans la tradition
Contrairement à ce que pourrait laisser croire un examen trop superficiel de la question, le martinisme n’est pas un phénomène surgi du néant mais, bien au contraire, il plonge ses racines aux sources mêmes de ce que j’appellerais volontiers le noyau ardent de la tradition occidentale chrétienne. Le christianisme éclairé auquel le martinisme se rattache est issu de la rencontre entre l’hellénisme platonicien et pythagoricien et le judaïsme initiatique.
La gnose néo-platonicienne des premiers siècles de l’ère chrétienne a produit une masse d’enseignements ésotériques qui valurent moultes ennuis à leurs auteurs (souvent soupçonnés d’hérésie) mais qui nous ont légué un ensemble de réflexions propres à construire le merveilleux édifice de la connaissance mystique la plus pure et la plus approfondie.
Sur ce tronc commun sont venus se greffer les grands courants de la pensée ésotérique qui jalonnent l’histoire du christianisme : hermétisme du Moyen Âge, rosicrucianisme de la Renaissance, illuminisme du XVIIIe siècle, sans oublier les voies parallèles de l’alchimie et de la kabbale, les uns et les autres s’enrichissant mutuellement de leurs travaux et de leurs découvertes.
On sait qu’à la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles, le rosicrucianisme, né en Allemagne autour des années 1610 et 1620, fut introduit dans la franc-maçonnerie naissante sous sa forme philosophique. Cette opération se déroula en Angleterre sous l’influence de quelques héritiers du rosicrucianisme : Bacon, Fludd, Ashmole… De cette fusion naquirent, au fil des temps et au gré des réformes, apports et autres péripéties, les rites complexes et un tantinet fourre-tout qui font des hauts-grades de la maçonnerie dite spéculative, mais que, personnellement, je préfère appeler philosophique, une sorte de kaléidoscope certes brillant mais parfois teinté de ridicule en raison des titres ronflants que se donnent ceux qui les détiennent.
Au début du XVIIe siècle le rosicrucianisme, fondé sur la légende de Christian Rozenkreutz, sur ses « Noces chymiques » et sur les allégations religieuses et morales exposées dans la « Fama fraternitatis » et la « Confessio », s’il n’eut jamais de structures formelles, fit de nombreux adeptes principalement dans l’Europe du Nord et, par voie de conséquence, dans son prolongement qu’est l’Amérique anglo-saxonne. Ce rosicrucianisme pourrait être comparé à un laboratoire vers lequel ont convergé les différents courants de la pensée traditionnelle et duquel ont, après filtrage, jailli divers mouvements initiatiques telle que la franc-maçonnerie philosophique, comme nous l’avons vu plus haut, l’illuminisme du XVIIIe siècle, et, dans un autre ordre d’idées, le romantisme.
C’est sur le terrain de l’illuminisme que germera, à travers toute une série d’événements que je vais évoquer à présent, le martinisme potentiel.
L’origine du martinisme
Si je parle de martinisme potentiel, c’est parce que, avant toute autre considération, je désire établir la distinction fondamentale qui existe historiquement entre le martinisme du XVIIIe siècle et de ses pionniers que je vais présenter à présent et celui fondé par Papus en 1891.
Trois hommes sont à l’origine du martinisme : Martines de Pasqually, Louis-Claude de Saint-Martin et Jean-Baptiste Willermoz.
Martines de Pasqually
Louis-Claude de Saint-Martin
Jean-Baptiste Willermoz
Le premier des trois fut un homme des plus mystérieux. On ne sait de lui que peu de choses et toutes sortes de légendes ont couru quant à ses origines, à sa naissance, à sa religion, à sa carrière. Même les diverses orthographes de son nom patronymique et de son prénom sont de nature à brouiller les pistes quant à sa véritable nationalité. Il apparaît en la ville de Bordeaux en 1767 ; il a auparavant accompli un grand périple qui l’a emmené de Paris à Bordeaux en passant par Amboise, Blois, Tours, Poitiers, La Rochelle, Rochefort, Saintes et Blaye. Il avait fondé l’Ordre des Chevaliers Maçons Élus Coëns de l’Univers et la vocation de cet Ordre était double : la mise en pratique d’opérations théurgiques et la remise dans le droit chemin initiatique de la franc-maçonnerie française qui, perdant de vue ses racines traditionnelles, s’engluait déjà dans des marécages politiciens où elle n’avait rien à faire. Il s’agissait vraisemblablement dans l’esprit de Martines de créer un système de hauts-grades maçonniques souché sur des loges dites bleues, c'est-à-dire limitées aux trois premiers grades. Martines mourut le 20 septembre 1774 à Port-au-Prince où il était venu deux ans plus tôt dans le but, dit-on, d’y récupérer un héritage. Il ne laissera qu’un ouvrage : « Traité sur la Réintégration des Êtres dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine ». Avec le « Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’homme et l’univers » de Louis-Claude de Saint-Martin, cet ouvrage de Martinez de Pasqually constitue l’un des deux piliers de la tradition martiniste.
Louis-Claude de Saint-Martin (surnommé le « Philosophe Inconnu ») se fit d’abord connaître comme secrétaire de Martinez de Pasqually qui n’avait, paraît-il, qu’une idée très approximtive des nuances de la langue française. Titulaire d’un titre de noblesse et ancien officier d’un régiment basé à Foix (Ariège), sa rencontre avec Martinez le poussa à quitter l’armée pour se consacrer à sa mission, c'est-à-dire à l’élaboration de la doctrine martiniste sous l’éclairage de la tradition occidentale chrétienne. Il s’éloignera peu à peu de Martines et de ses opérations pour se tourner vers ce que Papus appellera plus tard la voie cardiaque. Outre l’ouvrage doctrinal cité plus haut, il laissera une importante bibliographie qui fait encore autorité de nos jours. Malgré ses origines nobiliaires, il échappa à la guillotine révolutionnaire et mourut en 1803, âgé de soixante ans.
Le troisième personnage de ce triptyque, c’est Jean-Baptiste Willermoz. Ce commerçant lyonnais devint franc-maçon très jeune et consacra à l’Ordre maçonnique le meilleur de sa vie et de son activité. Déçu par le manque d’intérêt que ses frères de loge manifestaient à l’égard de la tradition, il œuvra inlassablement dans le but de redonner à l’ordre les couleurs initiatiques dont il n’aurait jamais dû se départir. Il réussit ce tour de force de réunir des traditions chevaleresques germaniques et les enseignements de Martinez de Pasqually et de Saint-Martin en un régime maçonnique qu’il fonda et dont il établit les règles, les rituels et les usages à partir de 1778 au cours de deux convents où il parvint à imposer ses idées et ses idéaux. Retiré de ses diverses activités pour cause de révolution, il mourra en 1824 à l’âge de… quatre-vingt treize ans.
Joseph de Maistre
Gérard Encausse (Papus)
Philippe Encausse
A ces trois personnages déterminants dans l’histoire du martinisme, il y a lieu de mentionner une quatrième personnalité qui fut, en quelque sorte, l’ambassadeur de la pensée saint-martinienne et maçonnique traditionnelle auprès de la Cour de Russie où il voyagea plusieurs fois et devint un familier de la Grande Catherine. J’ai nommé l’écrivain Joseph de Maistre.
Bien qu’il ne fondât jamais d’école ni de société ou d’ordre initiatique, la pensée et l’enseignement de Louis-Claude de Saint-Martin eurent des disciples et, ainsi, se propagea discrètement jusqu’à l’arrivée de Papus. Celui-ci, tout en poursuivant des études de médecine, se passionna très tôt pour toutes les choses de la tradition. Bien qu’il eût exploré toutes les pistes de l’ésotérisme et tenté d’en faire la synthèse dans ses premiers ouvrages, il accorda une priorité à l’œuvre et à l’enseignement de Martinez de Pasqually et de Louis-Claude de Saint-Martin. C’est ainsi qu’en 1888, à l’âge de vingt-trois ans, il créa «l'Initiation», revue mensuelle d’ésotérisme, et en 1891, à l’âge de vingt-six ans, il fonda l’Ordre martiniste dont la vocation était essentiellement de propager la pensée saint-martinienne enrichie des autres recherches traditionnelles. Autour de Papus, on retrouvait quelques noms prestigieux, tels que ceux de Paul Adam, de Stanislas de Guaita, de Joséphin Péladan, de Sédir, de Marc Haven et de Maurice Barrès qui démissionnera peu de temps après la fondation de l’Ordre pour mieux se consacrer à sa carrière littéraire et politique.
Sous l’impulsion dynamique de Papus qui ne se reposait jamais - il déclarera un jour que « l’on se repose d’un travail en en faisant un autre » et je crois qu’il avait bien raison - , le martinisme, désormais structuré et organisé, connut une grande et rapide expansion. Des groupes de travail s’ouvrirent en France comme dans les autres pays et on peut affirmer que, si Martinez de Pasqually et, plus sûrement encore, Saint-Martin lui donnèrent une âme, c’est à Papus qu’il revint de lui donner un corps sans lequel aucune âme ne peut se manifester.
Papus mourut le 25 octobre 1916 des suites d’une pneumonie contractée à la guerre où il avait été mobilisé en qualité de médecin. Avec ce départ prématuré (il n’était âgé que de cinquante et un ans), s’arrêta la parution de «l'Initiation» et l’Ordre martiniste subit quelques scissions. Les successeurs directs de Papus furent d’abord Teder (Charles Détré) qui ne devait lui survivre que deux ans, puis Jean Bricaud qui décédera en 1934, Constant Chevillon (auteur du « Vrai visage de la franc-maçonnerie ») qui sera assassiné à Lyon dans des circonstances pour le moins mystérieuses et pas éclaircies à ce jour en 1944, Charles-Henri Dupont qui nous quittera en 1960. À cette époque, l’Ordre martiniste n’avait qu’une activité quasi confidentielle ; c’est au fils de Papus qu’il appartiendra de lui donner un nouvel essor.
Papus avait un fils, Philippe (filleul de Monsieur Philippe de Lyon). Ce fils n’avait que dix ans à la mort de son père et ce fut Marc Haven (le docteur Lalande), gendre de Monsieur Philippe, qui assura son éducation et le suivi de ses études jusqu’au doctorat de médecine. En 1953, Philippe Encausse, alors âgé de trente-sept ans, réveilla la revue «l'Initiation» qui, depuis, paraît trimestriellement sans interruption. Sa rencontre précédente avec Robert Ambelain, Grand-Maître des Élus-Cohen, l’avait conduit à réveiller l’Ordre martiniste selon les vues de son père Papus. En 1960, il devint Président de l’Ordre martiniste, succédant ainsi à Charles-Henri Dupont qui le reconnut et lui transmit rituellement et administrativement sa succession. Plus tard (en1971), il sera remplacé pour un court laps de temps par Irénée Séguret, puis par Emilio Lorenzo qui exerce toujours cette présidence.
Philippe nous a quittés le 22 juillet 1984. Son souvenir est immortel, tous ceux qui l’on approché ont gardé de lui la mémoire d’un homme décidé, volontaire (et pas velléitaire, importante nuance !), généreux et fidèle en amitié. C’est en hommage permanent à Papus et à Philippe que je m’efforce de maintenir la revue «l'Initiation», remplissant cette tâche avec la foi et la discrétion qui sont les qualités premières de tout martiniste.
Ordres et désordres (scissions)
J’ai dit plus haut que Pasqually et Saint-Martin avaient donné une âme au martinisme et que Papus l’avait doté d’un corps. Or, s’il est vrai que les âmes, par leur privilège d’immortalité, échappent au tourment des dissensions, des jalousies, des ambitions, il n’en est jamais ainsi des corps qui ne sont que passagers. Aussi, au fil des temps et selon l’humeur des uns et des autres, l’unité se défit et des branches poussèrent sur le tronc commun. Dès 1922, Victor Blanchard fonda l’Ordre Martiniste Synarchique (O.M.S.), dirigé plus tard par Louis Bentin, ressortissant français vivant en Angleterre. En 1975, une patente fut délivrée à S«r Affectator, martiniste français. En 1931, Augustin Chaboseau fonda l’Ordre Martiniste Traditionnel (O.M.T.) et, en 1948, Jules Boucher créa l’Ordre Martiniste Rectifié. En 1968, sous l’impulsion de Robert Ambelain, fut créé l’Ordre Martiniste Initiatique (O.M.I.), souché sur la maçonnerie de Memphis-Misraïm. On pourrait également évoquer des scissions plus récentes du tronc commun qu’est l’Ordre martiniste, présidé, comme nous l’avons vu, par Emilio Lorenzo, successeur de Philippe Encausse : l’Ordre Martiniste Libéral (O.M.L.) qui lui même a connu une scission qui déboucha sur l’Ordre Martiniste des Supérieurs Inconnus (O.M.S.I.).
Initiateur libre
En dehors et à-côté de ces multiples organisations, il existe le statut d’initiateur libre. Ceux qui possèdent cette qualité transmettent l’initiation en leur âme et conscience aux postulants qui leur semblent dignes de la recevoir ; ils n’ont de compte à rendre à aucune autorité.
Je ne sais, en vérité, si l’on doit déplorer cette balkanisation du martinisme ou s’en réjouir selon que l’on veut y voir une source d’appauvrissement ou une source d’enrichissement. Quoi qu’il en soit, le martinisme est UN en cela qu’il véhicule une forme de mysticisme particulier qui est commun à toutes les formes qu’il revêt actuellement.
Ce que n'est pas le martinisme
Parvenu à ce point de mon propos, il me semble indispensable de faire quelques mises au point afin que ne subsiste aucune ambiguïté.
Le martinisme n’est pas une secte
Le martinisme n’est pas une forme de franc-maçonnerie
Le martinisme n’est pas une église
En premier lieu, il faut déclarer haut et fort que le martinisme n’est pas une secte pour la simple raison que l’on ne demande pas d’argent aux adhérents (hormis une participation raisonnable aux frais de fonctionnement, celle-ci étant fixée collégialement), que l’on n’y impose pas une doctrine et une pensée unique, qu’on y laisse libre les membres de poursuivre leur vie privée (conjugale, familiale et professionnelle) en toute liberté, étant bien entendu que ce sont précisément ces méthodes financières, intellectuelles et morales ci-dessus dénoncées qui caractérisent les sectes et les font reconnaître par les gens libres et avertis. Aucune des enquêtes officielles qui ont été menées en France (par l’Assemblée nationale, entre autres) sur les sectes n’a classé le martinisme au nombre de celles-ci.
En second lieu, il y a lieu de corriger une confusion fréquente qui voudrait assimiler le martinisme à une forme de franc-maçonnerie. Le martinisme n’est pas une obédience maçonnique et il est absolument indépendant de toute organisation maçonnique, même s’il entretient généralement d’excellentes relations avec les obédiences qui pratiquent une maçonnerie initiatique, c'est-à-dire empreinte de la pensée traditionnelle telle que je l’ai définie au début de cet article. Il y a incontestablement convergence de vues entre les maçons respectueux de la tradition mystique et les martinistes, sachant que la double appartenance est fréquente. De plus, et j’ajoute ceci pour répondre à certaines accusations qui ont traîné et traînent encore de ci, de là, le martinisme n’est en aucun cas une copie de la franc-maçonnerie, même si, dans ses structures et son système hiérarchique, il semble s’en rapprocher.
Le martinisme entretient des relations privilégiées avec le Régime Écossais Rectifié pour les raisons précédemment exposées et qui ont voulu que Saint-Martin et Willermoz fissent un bout de chemin ensemble ; la pensée martiniste survit également dans de nombreuses loges de cette maçonnerie particulière pratiquée presque exclusivement en France et en Suisse. De nos jours, la Grande Loge Traditionnelle et Symbolique Opéra et, plus particulièrement, la loge « la France », sont animées par un esprit martiniste sans pour autant renier leur appartenance à l’Ordre des francs-maçons. De même, certaines loges de la Grande Loge de Memphis-Misraïm, dont Robert Ambelain fut le réveilleur et le Grand-maître, est très proche de l’Ordre Martiniste Initiatique, fondé en 1968 à l’initiative de frères maçons de cette obédience.
En troisième lieu, le martinisme, s’il proclame son attachement au Christ et sa fidélité au christianisme non confessionnel, ne saurait être assimilé à une Église. Tous les membres de l’Ordre demeurent libres de pratiquer la religion chrétienne de leur choix ou de n’en pratiquer aucune. Le fait que le martinisme ait toujours entretenu d’étroites relations avec l’Église Gnostique Universelle (fondée par l’abbé Julio et au sein de laquelle certains membres éminents du martinisme exercèrent des fonctions sacerdotales) ne met nullement en cause l’indépendance réciproque de ces deux organisations.
Organisation : Les 5 grades martinistes
L’Ordre martiniste, tel que l’a conçu Papus, se partage en plusieurs grades, chacun d’entre eux donnant lieu à une cérémonie rituelle au cours de laquelle est dispensée une initiation. On y est d’abord reçu au premier grade en qualité d’Associé, qualité indispensable pour assister aux réunions rituelles. Puis, si le nouveau martiniste persiste dans son intérêt pour l’Ordre et s’il en est jugé digne, on lui confère le deuxième grade d’Associé-Initié. Enfin, il peut atteindre le troisième grade de Supérieur Inconnu qui lui donne la plénitude de l’initiation martiniste. Un quatrième grade, dit de Supérieur Inconnu Initiateur, est délivré à ceux qui seront appelés à diriger un groupe ou un chapitre - La terminologie varie selon les ordres - et à recevoir à leur tour des impétrants. Au-delà, il existe des Grands Initiateurs ou des Philosophes Inconnus (les deux expressions sont équivalentes) appelés à des fonctions plus importantes.
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